Dormir s'était révélé difficile toute la semaine, jusqu'au vendredi. La seule raison pour laquelle il parvenait à somnoler était que le temps passerait sans doute plus vite jusqu'au jour fatidique du grand concert à la Tour Opera City de Tokyo s'il parvenait à contenir son impatience dans le repos.
Sidéré par l'endroit, Ameda ne pouvait s'empêcher de promener ses yeux dans l'énorme salle lors des premières répétitions. Il était pourtant un habitué du luxe, mais il y avait quelque chose de grandiose pour l'esprit humain de se retrouver à jouer du violon en compagnie d'une cinquantaine d'autres musiciens devant une armée de fauteuils rouges, vides, aux motifs sobres mais élégants. Jouer sous la baguette de son père permettait plus de liberté du corps quand l'attention du geôlier était partagée entre tout un orchestre de détenus.
Il pensait se fondre dans l'orchestre comme un animal enfin parmi les siens, et si les événements du vendredi soir n'étaient pas arrivés, il aurait presque cru y croire. Mais il entendait, parfois, des chuchotements derrière lui. Le fils du chef d'orchestre ne pouvait pas s'inviter entre un piano et un tuba sans que les bruits courent.
La cruauté d'un monde aussi concurrentiel n'a pas manqué de s'infiltrer au sein du théâtre. Déjà, les bruits de pistonnage suintaient dans toutes les discussions à son propos. Vinrent ensuite les critiques sur sa maîtrise, les rumeurs sur son inaptitude vis-à-vis de la réputation de l'orchestre et de l'irresponsabilité de son père pour un orchestre si important.
Ameda fit mine de ne rien entendre, mais à l'intérieur, il s'effondrait. Le monde que son père semblait si acharné à lui promettre le traitait de la même manière que lui, et de multiples émotions semblaient lui couler le long du dos, atteindre ses cuisses et faire rouiller ses rotules. À la fin de la dernière répétition, il crut qu'il allait s'effondrer et s'empaler la tête sur l'archet de sa voisine.
Il faisait la même chose. Exactement la même chose que depuis ses cinq ans.
En pire, en plus grand. Avec plus de monde, plus de gens pour le malmener et plus de gens pour les regarder faire.
Il y aurait alors plus que son père et sa mère.
Il y aurait un orchestre et un public.
Solidifiées par l'appréhension, ses craintes ne tarirent pas lorsque le jour J arriva.
L'opéra était noir de monde. Des industriels, d'anciens nobles, des millionnaires de toutes sortes, de toutes espèces. On raconte même que la Shogun se rendait parfois à ce genre de sorties mondaines ; elle pouvait donc très bien être présente. Ce n'était pas le rang du public qui faisait peur à Ameda, mais la proportion que pourrait avoir une erreur ici, maintenant. Elle serait multipliée par cent. Par mille.
Il était nerveux. En colère ? Il avait peur. Il était joyeux ? Il était triste. Il était dégoûté ? Comment pouvait-il le savoir ? Tous les souvenirs de sa vie semblaient s'être donnés rendez-vous ce soir là pour exploser dans son crâne, et le lot d'émotions accumulées semblaient ne pouvoir être purgées que par le vomissement. Une seule chose était sûre : ce soir-là, il veut être un vrai musicien.
C'est dans cette état de bombe sur pattes, de jeune adolescent qui songeait pour la première fois à son libre arbitre en public, qu'un violoniste passa trop proche de sa chaise, et fit lourdement tomber son violon sur le sol.
Bien entendu, il l'avait fait exprès. Le fait qu'il ne s'excusa même pas, et le regard qu'il lança à celui horrifié d'Ameda, suffit à ce dernier pour déterminer ses intentions.
À la Tour Opera City de Tokyo à 20h05, environ dix minutes avant le début de la symphonie d' Ameda Ryuichi, le premier geste de vrai musicien d'Ameda fut de faire une violente tentative d'étranglement sur un violoniste qui faisait une tête de plus que lui. Les tabourets furent renversés, les pupitres arrachés à la gravité comme des arbres sur le chemin d'une avalanche. Les musiciens dans les environs immédiats se levèrent brusquement et s'éloignèrent de la mêlée en criant, instruments à la main, tentant tout bien que mal de les protéger des impacts avec les autres fuyards.
Le violoniste agressé devenait rouge.
"
Faquin, halte-là !"
La voix tonitruante du Fantôme de l'Opéra, héros de seconde zone s'étant créé une identité dans le monde de l'art classique et du spectacle, sauta comme un cabri par-dessus le piano et se précipita vers le conflit. Il avait beau n'être que l'équivalent d'un agent de sécurité doublé de chanteur de temps à autre au sein de l'Opéra, il avait une image à tenir, et il intervint avec toute l'envolée lyrique dont il était capable. Ses interventions, qu'il faisait toujours en chanson, faisaient gonfler ses muscles de manière tellement grotesque qu'un non-initié aurait juré à une réaction allergique au chant, mais il s'agissait bel et bien de son alter. Le parfait petit soldat soucieux de son image, noble et fier, vivant pour le respect de l'ordre des occupations de la classe supérieure.
Et il pensait avoir tout vu, tout entendu. Il avait vu le jeune homme agresser son camarade sans raison apparente, et le Fantôme de l'Opéra était connu pour être ferme.
D'une main, il agrippa Ameda par le col et l'arracha de son combat irraisonné. Il protestait, le bougre, essayait de s'expliquer, mais le Fantôme de l'Opéra était tellement pris par son improvisation théâtrale qu'il ne s'en souciait guère. Pour lui, l'affaire était déjà pliée.
Il le traîna à travers l'orchestre, à travers les obstacles, les partitions, les musiciens, comme un brise-glace dans l'arctique. Les flûtistes protestèrent, les percussionnistes sortirent des insultes fleuries, les clarinettistes juraient qu'ils se plaindraient à la direction. Tout n'était pas forcément dirigé contre Ameda, mais l'adolescent, piteux comme un chaton puni, noyé dans ses larmes et ses cris offusqués, avait l'impression d'être un ver au-dessus d'un nid d'oiseaux piaillant contre son existence.
Il se débattait si fort que, alors que le Fantôme monta les marches, au milieu du public, son pied heurta le président d'une fameuse marque de voiture. Il reçut quelques secondes après un mouchoir usagé en plein visage, lancé par une cadre anonyme quelques rangées plus haut et outrée qu'un criminel se soit introduit dans l'orchestre.
Lorsqu'il le retira le mouchoir de son visage, Ameda vit alors le regard de son père, au loin.
Et ne l'oublia jamais.
Misérable et honteux, l'adolescent fut traîné jusqu'à la sortie.
Il ne luttait plus, ou très peu. Dans sa main pendouillait un manteau, arraché au dos du siège de l'un des membres du public qui, persuadé d'être au-dessus de tout, ne voulut même pas accorder un regard à la nuisance qu'était Ameda. Il découvrira plus tard qu'il venait involontairement de lui faire le don de 2630 yens grâce à la poche intérieure de sa veste.
Le Fantôme, lui, était persuadé qu'il s'agissait de son manteau qu'il était parvenu à saisir avant de se faire agripper.
Dans tous les cas, personne ne remarqua vraiment l'ironie ; Ameda fut promptement jeté sur le sol humide du parking des employés, et lui intima, plus sobrement (il n'y avait plus de public) de ne plus jamais remettre les pieds ici.
♫♪♫♪♫
Réveillé par la lumière du soleil et par les premiers passants du parc, Ameda se réveilla difficilement, le dos endolori sur le banc sur lequel il a dormi.
Il n'était pas rentré chez lui. Ni hier, ni avant-hier, ni avant cela. Il ne savait pas pourquoi il n'était pas rentré, et ça faisait déjà une semaine que le jour J était passé. Ameda sentait la sueur, avait les cheveux en pétard, était humide par les quelques bruines à répétition et avait tout juste réussi à trouver un sac plastique pour protéger son violon au minimum.
Il n'avait pas pleuré, pas une fois depuis cette nuit-là.
Il ne savait pas pourquoi non plus.
Sans un mot, il se redressa sur le banc et regarda les retraités passer, en quête vers leurs premières courses de la matinée. Ses cernes étaient larges, son sourire absent.
Mais, quelque part en lui, des choses naissaient.
Il ne savait pas ce que c'était, mais ça lui donnait une petite envie de jouer. Alors il sortit son violon pour la première fois depuis qu'il a heurté le bitume du parking, l'accorda quelques instants, et se mit à frotter l'archet sur les cordes.
Le son fut d'abord sec, un peu rude, comme mal réveillé par cette matinée brumeuse. C'était une plainte, une demande d'aide, ou la confirmation de quelque chose.
Ce n'était pas une partition. Ça parlait, à sa manière.
Ameda se sentit alors tellement bien qu'il ferma les yeux et continua pour ce qui lui parut plusieurs heures, mais n'était sans doute que quelques secondes.
Lorsqu'il les rouvrit, une femme âgée, penchée sur sa canne, se tenait devant lui, en larmes. Sa voix chevrotante lui dit alors difficilement, la gorge ponctuée de sanglots :
"Mon garçon, quel merveilleux pouvoir..! Je pensais ne plus savoir pleurer."
Ameda cessa tout mouvement. La musique s'arrêta comme un souffle coupé, un blessé achevé.
Et, quelque part, quelque chose cassa.
Il se mit à rire doucement, puis se leva brusquement et se mit à courir, loin de cette grand-mère maintenant confuse. Les yeux en pleurs. Le poing serré et rageur autour du manche de son violon. Le pas guilleret.
♫♪♫♪♫
Dominé par la fatigue, le Fantôme de l'Opéra se diriga vers la porte de service avec une grimace ; il avait presque honte d'être fatigué. Cela faisait maintenant deux semaine et demie qu'il n'y avait pas eu d'action, le dernier "crime" qu'il a arrêté étant cette tentative d'agression sur l'un des violonistes. Depuis, il ne faisait que patrouiller tout en profitant des spectacles et en signant quelques autographes. Rien de fantastique, ni de très contraignant. Presque monotone.
Il sortit son paquet de cigarette, en plaça une à ses lèvres et attrapa son briquet. Geste également monotone qu'il avait fait mille fois. Il poussa la porte de l'épaule, s'attendant à être accueilli par la mélodie des moteurs de voiture se réverbérant sur les murs de la ruelle et du parking vide, presque plongé dans le noir, une ambiance solitaire et dangereuse de film noir, idéale pour un bonbon au cancer seul dans la fraîcheur de la nuit.
Mais ce ne fut pas cette mélodie qui l’accueillit dehors.
Ça l'étonna. Un musicien qui répète dehors ? Ce n'était l'habitude de personne qu'il connaissait ici. De plus, cela faisait maintenant une heure ou deux que tous les membres de l'orchestre sont rentrés chez eux ; lui devait encore faire une dernière ronde de vérification, et fermer derrière les agents d'entretien.
Ses yeux s'habituèrent à l'obscurité et essayèrent de se fixer vers la source du son de violon. À une dizaine de pas de lui, un vieux carton était illuminé par la lumière blafarde de l'un des rares éclairages publics de l'endroit ayant survécu au poids des années et du vandalisme.
Sur ce carton était posé un pistolet.
Ce détail mit immédiatement les sens du Fantôme en éveil. Il fronça les sourcils, plissa les yeux et vit alors une silhouette jouant du violon derrière ce carton, assise sur un bloc de béton abandonné.
Et alors qu'il crut voir cette même silhouette sourire, il reconnut la musique.
Stendhal lui annonça avant qu'il le réalise pleinement :
"
Ode au Dernier Rire, d'Ameda Ryuichi."
Et sur ces mots, il cessa de lire les partitions.